Challenges

Art contemporain : Un tableau idyllique

Challenges n° 362 du 24 octobre 2013

Par Francine Rivaud

La Fiac se tient à Paris dans l'euphorie. Le marché mondial est tiré par les nouveaux clients, et les galeristes français regorgent d'ambitions.

Galeristes, collectionneurs, mécènes, responsables de musées ou d'institutions culturelles du monde entier se sont bousculés pour la Fiac, 40e édition. Une quarantaine flamboyante. L'an passé, plus de 70.000 visiteurs, dont beaucoup d'étrangers, avaient affronté une file d'attente impressionnante avant de pénétrer dans le saint des saints. Ils seront cette année sans doute aussi nombreux, sinon plus. D'autant que, pour cette édition, la Fiac hors les murs s'est démultipliée entre le jardin des Tuileries, le Muséum d'histoire naturelle, la place Vendôme et, pour la première fois, les berges de la Seine.

Mais c'est sous la superbe verrière du Grand Palais qu'on fêtera le succès de la manifestation parisienne, qui a retrouvé une place de choix dans le concert mondial des foires d'art contemporain. Presque, estiment certains, à l'égal de la puissante Art Basel, née, il est vrai, quatre ans plus tôt. Mais, grâce au talent de sa directrice, la Néo-Zélandaise Jennifer Flay, la Fiac exerce à nouveau son pouvoir de séduction. La voilà qui attire désormais, en plus des acheteurs étrangers, dont beaucoup venus des pays émergents, les meilleures galeries de la planète. "Depuis trois ou quatre ans, des américaines l'ont choisie au détriment de la Frieze de Londres", témoigne la galeriste parisienne Nathalie Obadia.

Encore faut-il être accepté, élu parmi les centaines de dossiers de postulants. Aucune galerie ne voudrait manquer ce grand rendez-vous annuel de l'art. Cette année, elles sont 184, venues de 25 pays – Etats-Unis, Grande-Bretagne, mais aussi Brésil ou République tchèque. Des confirmées, à la réputation internationale, qui présentent des toiles valant parfois plusieurs centaines de milliers d'euros ; des plus modestes, aux moyens limités, découvreuses de talents. On y verra des œuvres de valeurs sûres, comme cette gigantesque sculpture d'après Dubuffet, ou encore Baselitz ou Poliakoff chez Applicat-Prazan, mais aussi des sculptures, photos, peintures ou installations de jeunes artistes inconnus du grand public.

Demande soutenue

Voici quelques années, le facétieux Ben présentait à la Fiac une toile noire sur laquelle il avait écrit en grosses lettres blanches : "Le marché de l'art s'écroule demain à 18h30." Sans doute, à l'époque, avait-il quelques raisons d'étaler ainsi son pessimisme. On n'en est plus là. Ni les menaces de taxation des œuvres d'art à l'ISF en 2012, bien vite remisées, ni les difficultés économiques ne sont parvenues à brouiller l'euphorie qui règne depuis quelque temps et s'amplifie. L'art contemporain ne connaît pas la crise. "Le marché est favorable, même très favorable pour les artistes de qualité, reconnaît Stéphane Mathelin-Moreaux, directeur du département des professionnels du marché de l'art à la banque Neuflize OBC. Et il est sain, bien plus que dans les années 1990, où il reposait sur de l'endettement."

Le secteur est porté par une folie généralisée. "De nouveaux acteurs ont augmenté la demande globale, explique Michael Gumener, du département art contemporain de Christie's. Ils achètent des valeurs sûres." En dix ans, selon le baromètre Artprice, le produit des ventes aux enchères mondiales de l'art contemporain a été multiplié par quinze. En 2012-2013, il a dépassé le milliard d'euros. "Un résultat historique, commente le rapport annuel d'Artprice. Le marché haut de gamme n'en finit pas de se doper aux records. Certains sommets contemporains se comptent désormais en dizaines de millions."

Enchères record

Lors des grandes ventes du printemps et de l'automne, à New York, les maisons de ventes aux enchères présentent leurs plus belles trouvailles devant un parterre choisi, amateurs fortunés ou leurs représentants. En mai dernier, une œuvre de Jackson Pollock, estimée entre 25 et 35 millions de dollars, est partie à plus de 58 millions de dollars (avec les frais) chez Christie's. Un tableau de Jean-Michel Basquiat intitulé Dustheads s'est envolé à près de 49 millions, là aussi bien au-delà de l'estimation. "Les tableaux ont atteint des prix qu'on n'aurait pas imaginés il y a quelques années", a reconnu un dirigeant de Christie's présent dans la salle. La veille, chez Sotheby's, une vue du Duomo de Milan par le peintre allemand Gerhard Richter a atteint 37 millions de dollars, le record pour un artiste vivant. Quinze ans auparavant, cette œuvre avait été adjugée… 3,3 millions. La prochaine session, début novembre, s'annonce tout aussi prometteuse : Christie's mettra en vente deux œuvres d'Andy Warhol, dont Coca-Cola – présenté en avant-première à quelques privilégiés à Paris le 23 octobre –, estimé entre 40 et 60 millions de dollars. New York confirme son rang de leader mondial.

Si la place de Paris est loin d'atteindre de tels sommets (son chiffre d'affaires représente moins de 10% de celui réalisé aux Etats-Unis), elle aligne cependant des résultats tout à fait encourageants. En juin, Sotheby's France a enregistré 26,3 millions d'euros de produit des ventes d'art contemporain. Dont un Basquiat à 5,7 millions – il aurait été noyé parmi d'autres à New York – et un Zao Wou-ki à 2,1 millions. Chez Christie's France, Painting March, de Bacon, a été cédé à 3,7 millions, et un Soulages à 2,1 millions. Même satisfaction à Artcurial grâce à Nu debout de Nicolas de Staël, parti à 4,6 millions.

"Loin de ces grands spectacles que sont les ventes aux enchères, le marché de l'art est dans les grandes foires comme la Fiac, remarque Frédéric Morel, conseil en art ou, selon la terminologie anglo-saxonne, art advisor. C'est là qu'on fait des découvertes, qu'on rencontre les artistes de demain."

Le pouvoir des galeries françaises s'est renforcé depuis que, voici plusieurs décennies, des précurseurs, comme Daniel Templon ou Yvon Lambert, tentaient d'imposer leurs jeunes poulains à Paris. Preuve s'il en fallait de son attractivité, Paris attire désormais les poids lourds de l'art contemporain. Comme l'Américain Larry Gagosian, qui détient une douzaine de galeries à travers le monde. Il a installé la dernière au Bourget, là où ses plus riches clients atterrissent avec leur jet privé. D'un hangar des années 1950, Jean Nouvel a fait un hall d'exposition permettant de présenter des œuvres monumentales. De même, l'Autrichien Thaddaeus Ropac, présent à Paris depuis 1990, a choisi une ancienne chaudronnerie de Pantin pour s'agrandir. En attendant l'arrivée, paraît-il, de l'Allemand Max Hetzler au printemps prochain.

Implantations internationales

De leur côté, les galeries françaises, assoiffées de reconnaissance internationale – indispensable pour attirer les meilleurs artistes, donc les clients fortunés –, se sont expatriées. Comme Emmanuel Perrotin, l'enfant terrible du monde de l'art, qui vient à la fois de célébrer ses vingt-cinq années de carrière par une exposition au Tri postal de Lille et d'ouvrir une galerie sur Madison Avenue, à New York. Dans les prochains mois, il investira un ancien hôtel particulier du quartier du Marais, à Paris. Pour Nathalie Obadia, qui possède une galerie à Bruxelles en plus de ses deux galeries parisiennes, la Fiac est depuis dix-neuf ans un passage obligé. "Elle permet de toucher de nouveaux clients, reconnaît-elle. Elle représente 10 à 15% de mon chiffre d'affaires annuel." Cette année, elle y montre des artistes connus, tels Martin Barré ou Joana Vasconcelos – son exposition récente au château de Versailles l'a propulsée parmi les vedettes –, mais aussi des jeunes comme Mickalene Thomas ou Joris van de Moortel. Un éventail de prix entre 8.000 et 150.000 euros.

"Avant de connaître la célébrité, tous les artistes ont été remarqués par une galerie qui a cru en eux et les a aidés", remarque Georges-Philippe Vallois. Aujourd'hui président du Comité professionnel des galeries d'art, il vient à la Fiac depuis 1993. A l'époque, il débutait, à l'image de ces jeunes galeries qui, loin du Marais, de l'avenue Matignon ou de la rue de Seine, se sont installées à Belleville, là où le prix du mètre carré parisien est moins élevé. En exposant leurs découvertes à la Fiac, peut-être décrocheront-elles la fortune? "Il faut trouver un équilibre entre l'avant-gardisme et le commercial", explique Isabelle Alfonsi, directrice et fondatrice de la galerie Marcelle Alix. Elle qui a ouvert en 2009 se dit presque surprise d'un chiffre d'affaires toujours en augmentation. "Grâce à nos jeunes artistes, nous sommes là pour élargir le spectre de ce qui est montré", assure-t-elle. Cette année encore, elle attend beaucoup de ces quatre jours, comme Thomas Bernard, à la tête de la galerie Cortex Athletico. Installé à Bordeaux depuis 2006, il a ouvert en février une seconde galerie à Paris dans le Marais, face à quelques grands de la profession. Mais la Fiac est pour lui le lieu idéal pour rencontrer de nouveaux clients. "On achète de la visibilité en étant à la Fiac", dit-il.

Est-on pour autant entré dans le monde de "l'art financier", tel que le dénonce Aude de Kerros, peintre et graveuse, dans L'Art caché (Eyrolles) ? "L'art contemporain est adapté au marché mondial parce qu'il peut surgir de nulle part, se fabriquer rapidement, être immédiatement disponible en grand format et en quantité pour répondre à la demande", écrit-elle. Jeff Koons sera-t-il aussi coté dans un siècle? Damien Hirst, l'artiste qui multiplie les œuvres à l'aide de nombreux assistants, a été rétrogradé de la quatrième à la huitième place dans le dernier classement Artprice. Le début de la chute?

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